Du fond des arts premiers, une logique initiale

1986. Charles Morazé publie Les origines sacrées des sciences modernes. Dans cette somme monumentale, fruit de quarante années de recherches collégiales, l’historien rapproche entre autre et de manière quasi surréaliste, des sujets d’étude apparemment aussi distants que la construction de l’œil d’Horus, le mécanisme du Yi King, la cosmologie platonicienne ou encore les coordonnées cartésiennes. Il nous révèle ainsi, par un jeu de triangles et de tétraèdres, ce qui pourrait être le code mental, la structure originelle, le substrat-même de la pensée humaine.

En écho, cette quête renvoie aux Arts Premiers et autres singuliers. Au musée, ces œuvres sont déconnectées de leur fonction – « un masque est fait pour être dansé » – elles meurent à leur sens, séparées du milieu qui les a conçues et fait vivre. Même si on a pu dire que les sculpteurs animistes avaient perdu le pourquoi des choses par l’altération d’antiques savoirs légués oralement – « la sorcellerie est le cadavre de pratiques religieuses anciennes » – il n’en demeure pas moins que les Arts Premiers gardent une forte attractivité et une étrange charge émotionnelle. Nous sentons directement la cohésion des formes, des couleurs, des signes dans un ensemble qui paraît achevé. Ici, l’authenticité est la valeur de l’esthétique.

Cette fascination incite une fois de plus le chercheur à sonder les temps immémoriaux, là où l’Homme opère avec une grande économie de moyens et probablement avec une pensée semblable à la nôtre.

Dans cette fouille, l’archéologie de la géométrie apparaît comme une voie féconde et captivante. À l’aube de l’Humanité, il est possible d’imaginer que partout où il est, l’Homme reconnaît la circularité de son horizon. Pour lui, champ d’expérience et théâtre des phénomènes énergétiques, le monde en continuel mouvement a toujours la forme d’un cercle. Il n’est pas invraisemblable qu’il soit capable de le tracer sur le sol autour d’un point central le représentant en personne. Par raisonnement, il symbolise sa situation avec une figure correspondant à la réalité distinguant le moi du non-moi, unissant ainsi géométrie et philosophie.

Parmi les spectacles de la nature qu’il essaie de saisir, il en est un que notre lointain ancêtre discerne avant tout : c’est le soleil. Merveilleux et aveuglant, dispensateur d’énergie bienfaisante ou néfaste, il est dieu primordial visible mais intangible. Le disque solaire s’offre en surface parfaite, immense espace sur lequel l’imaginable se projette, élabore, concrétise.

Le cercle recèle en puissance la géométrie. Déjà la préhistoire expose des dessins abstraits associés aux images figuratives. Entre les différents schémas, graphiques, diagrammes pour représenter la pensée, le cercle n’est-il pas la figure privilégiée pour classer, organiser, harmoniser des éléments de langage, des concepts, des objets d’analyse ? Un outil rationnel fonctionnant rondement et non vicieusement en rond. Le cercle par ses carrés, ses triangles, ses polygones étoilés, inscrits et signifiés, enchantant la géométrie.

Depuis la nuit des temps, au creux d’un profond sillon, une tradition de l’esprit de raison est jalonnée par des penseurs éclairés.

Parménide séparant la vérité de « l’opinion des mortels » conseille d’apprendre « le cœur exempt de tremblement propre à la vérité bellement circulaire ».

Enfin, quelques repères. Platon : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». Raymond Lulle étoilant des machines à penser. Johannes Trithemius avec ses volvelles. Dante illustré par Botticelli. Le cercle des couleurs de Goethe… Jusqu’à Cézanne, lecteur de Lucrèce, qui n’a jamais parlé de cubes, mais de volumes ronds, Cézanne aux modulations colorées raisonnées « comme des déclinaisons latines ».